Je partage
intégralement un texte de Mathieu Ricard, moine bouddhiste, auteur de livres, traducteur et photographe. De
nationalité Française, il vit, a étudié et travaille dans la région himalayenne
depuis plus de quarante ans.
Un bonheur pour soi
tout seul ?
Serait-il possible en négligeant celui des autres ou pire en
essayant de le construire sur leur malheur ? Un « bonheur » élaboré dans le
royaume de l’égoïsme ne peut être que factice, éphémère et fragile comme un
château bâti sur un lac gelé, prêt à sombrer dès les premiers dégels. Parmi les
méthodes maladroites, aveugles ou même outrancières que l’on met en œuvre pour
construire le bonheur, l’une des plus stériles est donc l’égocentrisme. « Quand
le bonheur égoïste est le seul but de la vie, la vie est bientôt sans but »,
écrivait Romain Rolland. Même si l’on affiche toutes les apparences du bonheur,
on ne peut être véritablement heureux en se désintéressant du bonheur d’autrui.
Shantideva, philosophe
bouddhiste indien du VIIe siècle, s’interroge : « Puisque nous avons tous un
égal besoin d’être heureux, par quel privilège serais-je l’objet unique de mes
efforts vers le bonheur ? » Je suis un et les autres sont innombrables.
Pourtant, à mes yeux, je compte plus que tous les autres. Telle est l’étrange
arithmétique de l’ignorance. Comment être heureux si tous ceux qui m’entourent
souffrent ? Et s’ils sont heureux, mes propres tourments ne me semblent-ils pas
plus légers ?
Shantideva conclut :
« Le corps, malgré la diversité des membres, est protégé comme un être unique :
il doit en être ainsi de ce monde où les êtres divers, qu’ils soient dans la
douleur ou la joie, ont en commun avec moi le désir de bonheur. » Cela ne
signifie nullement qu’il nous faille négliger notre propre bonheur. Notre
aspiration au bonheur est aussi légitime que celle de n’importe quel être. Et
pour aimer les autres il faut savoir s’aimer soi-même. Cela ne revient pas à
être infatué de la couleur de ses yeux, de sa silhouette ou de certains traits
de sa personnalité, mais à reconnaître à sa juste valeur l’aspiration à vivre
chaque moment de l’existence comme un moment de plénitude.
Il est essentiel de
comprendre qu’en faisant le bonheur des autres on fait le sien : lorsqu’on sème
un champ de blé, le but est de récolter du grain, et on obtient en même temps,
sans effort particulier, la paille et le son.
En résumé, le but de
l’existence est bien cette plénitude de tous les instants accompagnée d’un
amour pour chaque être, et non cet amour individualiste que la société actuelle
nous inculque en permanence.
Le vrai bonheur procède d’une bonté essentielle
qui souhaite du fond du cœur que chacun trouve un sens à son existence. C’est
un amour toujours disponible, sans ostentation ni calcul. La simplicité
immuable d’un cœur bon.